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La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, 4

Alors bien sûr, les médecins conseillent justement de ne pas s’occuper des plaies incurables. Et peut-être ai-je tort de vouloir prêcher sur ce thème au peuple qui a depuis longtemps perdu toute connaissance de son mal, ce qui montre assez bien que la maladie est mortelle. Cherchons donc par hypothèse, si nous pouvons en trouver, comment s’est enracinée si profondément cette volonté opiniâtre de servir au point qu’il semble maintenant que cela soit l’amour même de la liberté qui n’est pas naturelle.

Premièrement : il est je crois hors de doute que si nous vivions avec les droits et les enseignements que la nature nous donne, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets de la raison, et serviteurs de personne. Tous les hommes peuvent témoigner, chacun pour soi, de l’obéissance que d’instinct chacun porte à son père et à sa mère. Quant à la raison, si elle est innée en nous ou non, ce qui est une question débattue sur le fond par tous les académiciens et qui touche toutes les écoles de philosophes, pour le moment je ne pense pas me tromper en disant qu’il y a dans notre âme comme une semence de raison, vertu qui fleurit lorsqu’elle est entretenue par de bons conseils et de bonnes habitudes, et qui au contraire trop souvent étouffée avorte, ne pouvant endurer les vices survenus.

Ce qu’il y a de plus clair et d’évident dans la nature, ce à quoi personne ne peut être aveugle, c’est que la nature, la ministre de Dieu, la gouvernante des hommes nous a fait tous de même forme, et comme sortis du même moule pour que nous nous reconnaissions tous comme des égaux – ou des frères plutôt. Et si faisant le partage des présents qu’elle nous donne, elle a donné l’avantage au corps ou à l’esprit des uns plus qu’à d’autres, elle n’a pourtant pas cherché à nous mettre au monde, comme dans un champ clos, en envoyant ici-bas les plus forts et les plus intelligents comme des brigands armés dans une forêt pour y détrousser les plus faibles. Croyons plutôt que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle a voulu faire place à l’affection fraternelle, afin qu’elle puisse s’employer, puisque les uns ont la puissance d’apporter de l’aide tandis que les autres ont le besoin d’en recevoir. Et comme cette bonne mère nous a donné à tous la terre pour demeure, nous a tous logés chacun dans une même maison, nous a tous figuré sur un même modèle afin que chacun puisse se contempler et quasi se reconnaitre dans l’autre comme dans un miroir, comme elle nous a donné ce grand cadeau de la voix et de la parole pour nous accorder et fraterniser davantage, et pour produire par la communication et l’échange de nos pensées la communion de nos volontés, puisqu’elle s’est évertué par tous les moyens de resserrer et étreindre si fort le noeud de notre alliance et de notre société, puisqu’elle a montré en toute chose qu’elle ne voulait pas seulement que nous soyons unis, mais comme un seul être ; comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? Il ne peut entrer dans l’esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu’elle nous a tous mis en compagnie.

Mais à la vérité il est inutile de se demander si la liberté est naturelle puisqu’on ne peut tenir personne en servitude sans lui causer du tort. Il n’y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que cette injustice. Il s’ensuit donc que la liberté est naturelle : et pour les mêmes raisons, à mon avis, nous ne sommes pas nés seulement en possession d’elle, mais aussi avec l’instinct de la défendre. Et si d’aventure nous en doutions, si nous étions tellement abâtardis que nous ne puissions reconnaitre nos biens et semblablement nos affections innées, il faudra que je vous rende l’honneur qui vous appartient, et pour ainsi dire que je montre les bêtes brutes en exemple pour vous enseigner votre nature et votre condition.

Les bêtes, Dieu me vienne en aide, si les hommes ne faisaient pas les sourds, leur crient : « Vive la liberté ! » Plusieurs d’entre elles meurent aussitôt qu’elles sont prises. Comme le poisson quitte la vie aussitôt que l’eau lui manque, elles se laissent mourir et ne veulent pas survivre à leur liberté naturelle. Si les animaux avaient entre eux le sens des prééminences, ils feraient de cette liberté leur noblesse. Les autres, des plus grandes aux plus petites, lorsqu’on les prend font une grande résistance d’ongles, de cornes, de bec et de pieds, et déclarent assez bien combien elles tiennent cher ce qu’elles perdent ; puis, étant prises, elles nous donnent tant de signes apparents de la connaissance qu’elles ont de leur malheur qu’il est beau de les voir dès lors se languir de vivre, et qu’elles continuent leur vie plus pour se plaindre de leur liberté perdue que pour se plaire en leur servitude.

Que veut-il dire d’autre l’éléphant, qui, s’étant défendu jusqu’à n’en plus pouvoir, n’y voyant plus d’espoir, enfonce ses mâchoires et se casse les dents contre les arbres, sinon que son grand désir de demeurer libre, tel qu’il est, lui donne l’esprit de marchander avec les chasseurs en songeant qu’il sera quitte au prix de ses dents, et qu’il aura son reçu à donner son ivoire et en payant cette rançon pour sa liberté. Nous appâtons le cheval dès qu’il est né pour l’apprivoiser à servir ; et nos flatteries ne l’empêchent pas, quand on vient à le dompter, de mordre son frein, de ruer sous l’éperon, comme, semble-t-il, pour montrer là sa nature, et témoigner au moins par-là que s’il sert, ce n’est pas de bon gré, mais par notre contrainte.

Que faut-il donc ajouter ?
Même les boeufs sous le poids du joug geignent.
Et les oiseaux dans la cage se plaignent.

Je l’ai dit autrefois pour passer le temps en rimes françaises. […] Ainsi donc, puisque toutes les choses qui ont du sentiment, dès lors qu’elles l’ont, sentent le malheur de la sujétion et courent après la liberté, puisque les bêtes, même faites au service de l’homme, ne peuvent s’accoutumer à servir qu’après avoir protesté d’un désir contraire, quelle malchance a pu tellement dénaturer l’homme, seul vraiment né pour vivre libre, et lui a fait perdre le souvenir de son premier être comme le désir de le reprendre ?