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La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, 15

C’est pour cela que le tyran n’est jamais aimé, ni n’aime jamais. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte. Elle n’existe qu’entre gens de bien, et ne naît que d’une mutuelle estime. Elle s’entretient moins par les bienfaits que par l’honnêteté. Ce qui rend un ami sûr de l’autre, c’est la connaissance qu’il a de son intégrité. Tout en répond, son bon naturel, sa fidélité, sa constance. Il ne peut y avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice. Quand les méchants s’assemblent, c’est un complot, et non une compagnie. Ils ne s’entr’aiment pas, mais ils s’entre-craignent. Ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.

Et puis, quand bien même cela ne serait pas, il serait mal aisé de trouver chez un tyran l’assurance d’un amour, parce que, étant au-dessus de tous, et n’ayant aucun égal, il est déjà au-delà des bornes de l’amitié, qui ne fleurit vraiment que dans l’égalité : qui veut une marche égale ne peut pas clocher. Voilà pourquoi il y a bien entre les voleurs – à ce qu’on dit – une forme de bonne foi au partage du butin parce qu’alors ils y sont tous pairs et compagnons. S’ils ne s’aiment pas, au moins ils se craignent, et ne veulent pas en se désunissant amoindrir leur force. Mais les favoris du tyran ne peuvent en avoir jamais aucune assurance, parce qu’ils lui ont appris eux-mêmes qu’il peut tout, qu’aucun droit ni devoir ne l’oblige, qu’il n’a pour raison que sa volonté, qu’il n’a pas d’égal puisqu’il est le maître de tous.

N’est-ce pas pitoyable alors, voyant tant d’exemples éclatants, sachant le danger si présent, que personne ne veuille tirer des leçons des misères d’autrui, et que tant de gens encore s’approchent encore si volontiers des tyrans ? Qu’il ne s’en trouve pas un pour être de bons conseils et avoir le courage de dire, comme le renard de la fable au lion qui faisait le malade : « J’irais volontiers te voir en ta tanière, mais je vois assez de traces de bêtes qui sont allées vers toi. Quant à celles qui en sortent, je n’en vois pas une. »
Ces misérables voient briller les trésors du tyran, et regardent, tout ébahis, les éclats de son panache. Et alléchés par cette clarté, ils s’approchent sans voir qu’ils se jettent dans une flamme qui ne peut manquer de les consumer. Ainsi le satyre imprudent des fables anciennes, voyant flamboyer le feu volé par Prométhée, le trouva si beau qu’il alla le baiser et s’y brûla. Ainsi le papillon qui espérant jouir de quelque plaisir prend feu parce qu’il le voit briller, et éprouve son autre pouvoir, qui est celui de brûler, comme dit le poète toscan.

Mais supposons encore que ces mignons échappent aux mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais du roi qui vient après. S’il est bon, il leur faut alors rendre des comptes, et se rendre à la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur ancien maître, il ne peut manquer d’avoir aussi ses favoris qui, généralement, non-contents de prendre leur place, leur prennent le plus souvent leurs biens et leur vie. Se peut-il donc qu’il se trouve quelqu’un qui, pour un si grand péril et avec si peu d’assurances, veuille prendre cette fonction malheureuse de servir avec si grande peine un si dangereux maître ? Quelle peine, quel martyr, grand dieu ! Être occupé nuitet jour à plaire à quelqu’un, et néanmoins se méfier de lui plus que de tout autre homme au monde. Avoir toujours l’oeil aux aguets, l’oreille à l’écoute, pour épier d’où viendra le coup, pour débusquer les pièges, pour deviner la mine de ses concurrents, pour remarquer qui le trahit. Rire avec chacun et se méfier de tous, n’avoir aucun ennemi ouvert ni ami certain, montrer toujours un visage riant quand le coeur est transi : ne pas pouvoir être joyeux, et ne pas oser être triste.

Mais il est plaisant de considérer ce qui leur revient de ce grand tourment, et de voir le bien qu’ils peuvent attendre de leur peine et de leur misérable vie. Le peuple volontiers n’accuse pas le tyran du mal qu’il souffre, mais bien ceux qui le gouvernent. Et ceux-là les peuples, les nations, tout le monde à l’envi, jusqu’aux paysans, jusqu’aux laboureurs, ils en savent les noms, ils décortiquent leurs vices, ils amassent sur eux mille outrages, mille vilénies, mille malédictions. Toutes leurs prières, tous leurs voeux vont contre ceux-là. Tous leurs malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines leur sont reprochées. Et si quelques fois ils leur rendent en apparence quelques honneurs, dans le même temps ils les maudissent du fond du coeur, et les tiennent en horreur plus que des bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l’honneur qu’ils reçoivent de leurs services envers des gens qui auraient-ils chacun un morceau de leur corps ne s’estimeraient semble-t-il pas encore satisfaits, ni même à moitié consolés de leurs peines. Même après leur mort, leurs successeurs n’ont de cesse que le nom de ces mange-peuples ne soit noirci de l’encre de mille plumes, et leur réputation déchirée dans mille livres. Même leurs os sont pour ainsi dire traînés dans la boue par la postérité, les punissant encore après leur mort de leur méchante vie.

Apprenons donc quelques fois. Apprenons à bien faire. Levons les yeux vers le ciel, ou pour notre honneur, ou pour l’amour même de la vertu, ou certes pour parler à bon escient pour l’amour et l’honneur de Dieu tout-puissant qui est le fidèle témoin de nos actes et le juge impartial de nos fautes. Pour ma part, je pense, et je ne crois pas me tromper, puisque rien n’est plus contraire à un dieu bon et libéral que la tyrannie, qu’il réserve là-bas tout exprès pour les tyrans et leurs complices quelques peines particulières.