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La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, 3

C’est une chose étrange d’entendre parler de la vaillance que la liberté met dans le coeur de ceux qui la défendent. Car ce qui arrive en tous pays et tous les jours, pour tous les hommes, c’est qu’un homme en domine cent mille, et les prive de leur liberté. Qui le croirait s’il ne faisait que l’entendre dire sans jamais le voir ? Et si cela n’arrivait que dans des pays étrangers, dans des terres lointaines, et qu’on vînt nous le raconter, qui ne croirait ce récit plus inventé que véritable ? Enfin, ce tyran tout seul, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire : il se défait de lui-même dès lors que le pays ne consent pas à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose mais de ne rien lui donner. Il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de faire quelque chose pour soi pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt se malmènent eux-mêmes, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple lui-même qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui ayant le choix ou d’être soumis ou d’être libre délaisse la liberté et prend la laisse, et qui consent à son mal et le recherche même.

S’il lui coûtait quelque chose à recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais pas, même si ce qu’il doit avoir de plus cher c’est de rentrer dans ses droits naturels, ce qui est une façon de dire à partir de bête de redevenir homme. Je n’attends même pas de lui une si grande hardiesse. Je lui permets qu’il aime mieux une je ne sais quel sûreté à vivre misérablement qu’une espérance douteuse à vivre à son aise. Quoi ? Si pour avoir la liberté il suffisait de la désirer, s’il n’était besoin que d’un simple vouloir, se trouverait-il une nation au monde qui estimerait encore trop cher de pouvoir la gagner seulement en la souhaitant ? Et qui regretterait sa volonté de recouvrer un bien qu’on doit souvent racheter au prix de son sang, et dont la perte amène tous les gens d’honneur à estimer la vie déplaisante, et la mort salutaire ? Certes, comme le feu d’une étincelle grandit et se renforce toujours, et que plus il trouve de bois à brûler plus il le brule, mais se consume lui-même et finit par s’éteindre sans qu’on y mette de l’eau n’ayant plus rien à consommer, de même plus les tyrans pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur donne, plus on les sert, et d’autant ils se fortifient, deviennent toujours plus forts et frais et dispos pour tout détruire et anéantir. Mais si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils demeurent nus et défaits, et ne sont plus rien, ainsi qu’une branche devient sèche et morte n’ayant plus de suc ou d’aliment à la racine.

Pour acquérir le bien qu’ils demandent les hommes hardis ne craignent pas le danger, et les gens avisés ne refusent pas leur peine. Quant aux lâches et aux engourdis ils ne savent, eux, ni endurer le mal, ni recouvrer le bien qu’ils se contentent de souhaiter. La force d’y prétendre leur est ôtée par leur lâcheté même. Seul leur demeure le désir naturel de le posséder. Ce désir, cette volonté est commune aux sages et aux imprudents, aux courageux et aux lâches, puisque tous souhaitent des choses qui une fois obtenues les rendraient heureux et contents. Mais il en est une seule que les hommes je ne sais pourquoi n’ont pas le tempérament de désirer : c’est la liberté, qui est toutefois un bien si grand et si doux que si l’on vient à la perdre tous les maux viennent à la file – et les biens même qui subsistent après elle perdent entièrement leur goût et leur saveur, corrompus par la servitude. Seule la liberté n’est pas désirée par les hommes, semble-t-il, pour la seule raison que s’ils la désiraient ils l’auraient, comme s’ils refusaient de faire cette belle acquisition parce qu’elle est trop aisée.

Pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles à votre bien ! Vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les dépouiller des anciens meubles de vos pères ! Vous vivez de telle sorte que vous pouvez vous vanter que rien ne soit à vous. Et il semblerait qu’aujourd’hui cela vous serait un grand bonheur de tenir la moitié de vos biens, de vos familles et de vos petites vies. Et tous ces dégâts, ce malheur, cette ruine ne vous viennent non pas DES ennemis mais certes bien de l’ennemi, de celui que vous faites plus grand qu’il n’est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous présenter à la mort. Ce maître (qui vous maitrise) n’a pourtant que deux yeux, deux mains, il n’a qu’un corps et n’a pas autre chose que ce qu’a le dernier des habitants du grand nombre infini de vos villes. Il n’a que l’avantage que vous lui donnez de vous détruire. D’où aurait-il pris tant d’yeux pour vous épier, si vous ne lui aviez prêtés ? Comment aurait-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prenait de vous ? Les pieds avec lesquels il foule vos cités, d’où les auraient-ils si ce n’étaient les vôtres ? Comment a-t-il pouvoir sur vous, sinon par vous ? Comment oserait-il vous courir après si vous n’étiez pas d’accord ? Que pourrait-il faire si vous n’étiez receleur du voleur qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traitres à vous-mêmes ?

Vous semez vos fruits afin qu’il les dévaste. Vous meublez et remplissez vos maisons pour qu’il puisse vous piller. Vous nourrissez vos filles afin qu’il ait de quoi saouler sa luxure – et vous nourrissez vos enfants pour le mieux qu’il puisse en faire, les mener en ses guerres, les conduire à la boucherie, ou les faire ministres de ses convoitises et les exécuteurs de ses vengeances. Vous vous tuez à la peine afin qu’il puisse se mignarder en ses délices, se vautrer dans ses sales et vilains plaisirs. Vous vous affaiblissez pour qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus fortement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes n’endureraient pas si elles les sentaient, vous pouvez vous en délivrer juste en essayant, non pas même de vous en délivrer, mais simplement de vouloir le faire.

Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne demande même pas que vous le poussiez pour le secouer mais seulement que vous ne le souteniez plus – et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé la base, chuter de son propre poids et en bas se briser.