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La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, 14

Même les gens de bien, puisqu’il arrive parfois que le tyran les aime, si avancés qu’ils soient dans ses bonnes grâces, si brillantes que soient en eux la vertu et l’intégrité qui même aux plus méchants inspirent le respect quand ils les voient de près, même les gens de bien dis-je ne sauraient durer auprès d’un tyran. Il faut qu’ils se ressentent eux aussi du mal commun, et qu’ils éprouvent la tyrannie à leurs dépens.

Un Sénèque, un Burrus, un Thraseas, cette trinité de gens de bien dont les deux premiers eurent la malchance de s’approcher d’un tyran qui leur confia la gestion de ses affaires, tous les deux estimés de lui, l’un deux ayant même pour gage de son amitié l’éducation qu’il avait donnée à son enfance, ces trois-là sont des témoins suffisants par leur mort cruelle du peu de confiance qu’on doit avoir dans la faveur d’un mauvais maître. Et à la vérité, quelle amitié peut-on espérer de celui qui a le coeur assez dur pour haïr tout un royaume qui ne fait que lui obéir, un être qui, ne sachant pas encore aimer, s’appauvrit lui-même et détruit son Empire ?

Or, si on veut dire que ceux-là sont tombés parce qu’ils étaient des gens bien, qu’on regarde attentivement autour de Néron lui-même, et on verra que ceux qui furent en grâce auprès de lui, et qui s’y sont maintenus par tous les moyens n’eurent pas de fin meilleure. Qui a entendu parler d’un amour aussi passionné, d’une affection aussi opiniâtre, qui a jamais vu d’homme aussi obstinément attaché à une femme que Néron le fut à Poppée ? Il l’empoisonna lui-même. Agrippine, sa mère, avait tué son mari, Claude, pour le placer sur le trône. Elle avait tout fait, tout souffert pour le favoriser. Et ce fut donc son fils même, son nourrisson, celui qu’elle avait fait empereur de sa main qui à la fin lui ôta la vie, après l’avoir souvent maltraitée. Personne, alors, ne nia qu’elle n’eût bien mérité cette punition, si seulement elle lui avait été donné par n’importe qui d’autre.

Qui ne fut jamais plus facile à manipuler, plus simple, et pour dire mieux, plus niais que l’empereur Claude ? Qui fut plus entiché d’une femme que lui de Messaline ? Il la remit à la fin entre les mains du bourreau. La niaiserie s’attache toujours aux tyrans, quand ils sont niais, au point de ne jamais savoir faire le bien. Mais je ne sais pas comment, à la fin, pour user de cruauté, même envers leurs proches, le peu d’esprit qu’ils ont en eux s’éveille. Le mot de cet autre-là est assez connu : voyant la gorge de sa femme découverte, de celle sans laquelle il semblait qu’il ne pût pas vivre, il la caressa de cette douce parole : « Ce beau cou sera bientôt coupé, si je l’ordonne.»

Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans étaient communément tués par leurs favoris, qui, ayant connu la nature de la tyrannie, n’étaient guère rassurés sur la volonté du tyran et se défiaient de sa puissance. Ainsi Domitien fut tué par Stephanus, Commode par une de ses maîtresses, Tibère par Macron, et de même presque tous les autres.

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