Caton d’Utique, étant encore enfant et sous la férule de son maître, allait et venait souvent chez le dictateur Sylla, chez qui il avait ses entrées, tant à cause du rang de sa famille que de ses liens de proche parent. Il était toujours avec son maître quand il y allait, comme c’était l’usage pour les enfants des nobles.
Il s’aperçut que dans l’hôtel de Sylla, en sa présence ou par ses commandements on emprisonnait les uns, on condamnait les autres : l’un était banni, l’autre étranglé, l’un demandait la confiscation des biens d’un citoyen, l’autre réclamait sa tête : en somme tout se passait non comme chez un magistrat de la Cité, mais comme chez un tyran du peuple – c’était moins un palais de justice que la tanière de la tyrannie.
Ce jeune garçon dit alors à son maître : « donnez-moi donc un poignard, je le cacherai sous ma robe, j’entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu’il soit levé. J’ai le bras assez fort pour délivrer la ville. » Voilà bien les paroles d’un Caton. Ce personnage avait des débuts déjà dignes de sa mort. Et pourtant si on ne dit ni son nom ni son pays, et qu’on raconte seulement le fait tel qu’il est, l’anecdote parlera d’elle-même : on jugera à l’aventure que cet enfant était un Romain, né dans Rome quand Rome était libre.
Pourquoi parler de ceci ? Je ne crois pas certes que le pays ou le sol y fassent quelque chose. Il est plaisant partout d’être libre. Mais je suis d’avis qu’on ait pitié de ceux qui en naissant sont nés la corde au cou, ou bien qu’on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne, puisque n’ayant pas vu même l’ombre de la liberté, n’en ayant jamais entendu parler, ils ne ressentent pas la souffrance d’être esclaves. S’il est comme dit Homère des pays comme celui des Cimmériens, où le soleil se montre autrement qu’à nous, qui après les avoir éclairés pendant six mois les laisse dans l’obscurité, sommeillant, sans venir les voir la demie année qui suit, ceux qui naitraient pendant cette longue nuit, s’ils n’avaient pas entendu parler de la clarté, et n’ayant point vu de jours, s’étonnerait-on qu’ils s’habituent aux ténèbres où ils sont nés sans désirer la lumière ? On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu. Et le regret ne vient jamais qu’après le plaisir. Et toujours la connaissance du malheur vient avec le souvenir de la joie passée.
La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être. Mais sa nature est telle que naturellement il prend le pli que l’éducation lui donne. Disons donc que si toutes choses sont à l’homme comme naturelles, quand il s’y est habitué et qu’il s’en est nourri, seul lui s’est natif ce qu’on appelle des choses simples et non-altérées.
Ainsi, la première raison de la servitude volontaire c’est l’habitude. C’est un peu ce qui arrive aux chevaux les plus braves qui au commencement mordent leur frein, et puis après s’en jouent ; là où naguère ils ruaient sous la selle, ils se parent maintenant de leur harnais et tout fiers se pavanent en armure. Ils disent qu’ils ont toujours été sujets ; que leurs pères ont vécu ainsi ; ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal, s’en persuadent avec des exemples, et consolident eux-mêmes par la durée la possession de ceux qui les tyrannisent. Mais pour de vrai, les années agrandissent l’injure, et ne donnent jamais le droit de désobéir et de mal faire.
Il s’en trouve toujours quelques-uns mieux nés que les autres qui sentent le poids du joug et ne peuvent se retenir de le secouer, quelques-uns qui ne s’apprivoisent jamais à la sujétion ; et qui toujours, comme Ulysse cherchant par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison, prennent garde à ne pas oublier leurs droits naturels, à se souvenir et de leurs prédécesseurs et de leur premier être. Ce sont volontiers ceux-là qui, ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne contentent pas comme le gros du vulgaire de regarder ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni devant ni derrière. Ils se remémorent les choses passées pour juger celles du temps à venir, et pour mesurer les présentes. Ce sont eux qui, ayant d’eux-mêmes la tête bien faite, l’ont affiné encore par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et toute entière hors du monde, l’imaginent et la sentent en esprit, et la savourent encore. Et la servitude les dégoute, aussi bien qu’on l’habille.
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