Pourquoi gémir contre la Nature
Elle s’est montrée si bienveillante
Pour qui sait l’employer la vie est suffisamment longue
Mais voilà que l’un est dominé par une avarice insatiable
L’autre a tourné ses efforts vers des travaux frivoles
Un autre s’est plongé dans le vin
Dans l’inertie un autre s’ensommeille
Celui-ci nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d’autrui
Celui-là avec passion est poussé la tête la première sur toutes les terres
Par toutes les mers
A commercer dans l’espoir de quelques gains
Quelques-uns
Obsédés de l’ardeur des combats
ne sont jamais sans s’occuper
Ou de mettre les autres en péril
Ou de la crainte d’y tomber eux-mêmes
Et puis on en voit qui
dévoués à d’illustres ingrats
Se consument en une servitude volontaire
Beaucoup convoitent la fortune des autres ou maudissent ce qu’ils détiennent
La plupart n’ayant pas de but assuré
Cédant à une légèreté vague
Inconstante
Insatisfaisante en elle-même
sont ballottés sans cesse de projets en projets
Quelques-uns ne trouvent rien qui les attise ni qui leur plaise :
Et la mort les surprend
Baillant et irrésolus
Alors cette sentence sortie comme un oracle de la bouche d’un grand poète semble-t-elle incontestable :
Nous ne vivons que la moindre partie du temps de notre vie
Car tout le reste de sa durée n’est pas de la vie
Mais du temps
Nos imperfections nous bornent
Nous pressent de tous côtés
Elles ne nous permettent ni de nous relever
Ni de contempler de nos yeux la vérité
Elles nous tiennent immergés
Attachés à nos désirs
Il ne nous est jamais permis de revenir vers nous
Même lorsque le hasard nous amène quelque répit
Nous flottons comme sur une mer profonde où
Même après le vent
On sent toujours le roulis
Et jamais à la tourmente de nos désirs on ne voit succéder de relâche
Vous croyez peut-être que je ne parle que de ceux dont chacun rapporte les malheurs
Mais considérez ces fortunés du jour autour desquels la foule se presse
Leurs biens les étouffent
Combien d’hommes la richesse rend-elle pesants
Combien d’autres sont-ils devenus exsangues
dans la bataille quotidienne sollicitant leur génie de l’éloquence
Combien flétrissent de plaisirs en plaisirs
Et combien autour desquels
La foule des clients
toujours empressée
ne laisse aucune liberté
Parcourez enfin tous les rangs de la société
Des plus humbles aux plus élevés
L’un assigne
L’autre comparaît
Celui-ci est en danger
Celui-là prend sa défense
Cet autre est juge :
Nul ne s’appartient
Chacun se dépense contre un autre
Renseignez-vous sur ces obligés dont les noms s’apprennent par cœur
Vous verrez à quels signes on les reconnaît :
Celui-ci rend ses devoirs à un tel
Celui-là à tel autre
Et personne ne s’en rend à soi-même
Rien de plus fou que les indignations de certains :
Ils se plaignent du dédain des grands qui n’ont pas eu le temps de les recevoir
Mais comment ose-t-il se plaindre de l’orgueil d’un autre
Celui qui jamais ne trouve un moment pour soi-même
Cet homme
quel qu’il soit
avec son air hautain vous a du moins regardé
Il a prêté l’oreille à vos discours
vous a fait placer à ses côtés
Et vous jamais vous n’avez daigné tourner un regard sur vous-même
Ni même jamais vous donner audience
Podcast: Play in new window