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podcast2 Ubi Sunt ?

La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, 5

Il y a trois sortes de tyrans.
Les uns ont leur royaume par élection du peuple. Les autres par la force des armes. Les derniers par succession de race.
Ceux qui ont acquis leur pouvoir par le droit de la guerre, ils se comportent ainsi qu’on le sait et le dit très justement comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois ne sont communément guère meilleurs. Étant nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sucent avec le lait leur naturel de tyran et regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires. Selon leur tempérament dominant, avares ou prodigues, ils se servent du royaume comme de leur héritage.

Celui auquel le peuple a donné l’état, devrait être, me semble-t-il, plus supportable, et le serait, je crois, si dès lors qu’il se voit élevé au-dessus des autres, flatté par je ne sais quoi qu’on appelle la grandeur, il décidait de ne plus en bouger : généralement, celui-là déclare transmettre à ses enfants la puissance que le peuple lui a donné. Et dès que ceux-ci ont accepté cette opinion, c’est une chose étrange de voir combien ils dépassent en toutes sortes de vices, et même en cruauté les autres tyrans, ne voyant d’autres moyens pour assurer leur nouvelle tyrannie que d’oppresser plus fort encore, et rendre la liberté si étrangère à leurs sujets qu’aussi frais qu’en soit le souvenir ils puissent en effacer la mémoire.
Pour dire la vérité, je vois bien entre eux quelques différences. Mais de choix, là je n’en vois pas, et quelques soient les moyens divers de parvenir aux règnes, la façon de régner toujours est quasi semblable : les élus traitent les peuples comme s’ils avaient pris des taureaux à dompter ; les conquérants comme des proies ; les successeurs comme de naturels esclaves.

Mais à propos : si par hasard il naissait aujourd’hui des gens tout neufs, ni habitués à la servitude, ni affriandés à la liberté, et qu’ils ne sachent rien ni de l’une ou de l’autre, et à grand peine leurs noms mêmes ; si on leur présentait le choix ou d’être serfs, ou d’être libres, selon les lois sur lesquelles ils s’accorderaient, nul doute qu’ils aimeraient mieux obéir seulement à la raison plutôt que de servir un homme, à moins qu’ils ne soient comme ces gens d’Israël qui sans contrainte ni besoin se confièrent jadis à un tyran. Je ne lis jamais leur histoire sans grand dépit, jusqu’à presque en devenir inhumain de me réjouir de tant de maux qui leur advinrent en conséquence. Car pour que les hommes, tant qu’ils sont des hommes, se laissent assujettir il faut de deux choses l’une : ou qu’ils y soient contraints, ou qu’ils soient trompés. Contraints par des armées étrangères, comme Sparte ou Athènes par les forces d’Alexandre. Ou trompés par les factions, comme le gouvernement d’Athènes tombé auparavant aux mains de Pisistrate.

Ils perdent souvent la liberté par la tromperie, mais moins souvent séduits par autrui que trompés par eux-mêmes. Ainsi le peuple de Syracuse, capitale de la Sicile, étant pressé par les guerres, et inconsidérément ne songeant qu’au danger présent, élut Denys en premier tyran, et lui donna la charge de la conduite de l’armée. Il ne prit garde de l’avoir fait si grand que lorsque, rentrant victorieux comme s’il eût vaincu ses concitoyens plutôt que ses ennemis, ce malin se fit de capitaine, roi, et de roi, tyran.

Il est incroyable que le peuple dès lors qu’il est assujetti tombe aussi soudainement en un tel et si profond oubli de sa liberté qu’il paraît impossible qu’il se réveille pour la reconquérir, servant si bien et si volontiers qu’on dirait qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude.
Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force : mais ceux qui viennent après servent sans regret, et font volontairement ce leurs devanciers avaient fait sous la contrainte. C’est pour cela que les hommes naissant sous le joug, puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés ; et, ne pensant avoir d’autres biens ni d’autres droits que ce qu’ils ont trouvé, ils prennent pour naturel leur état de naissance.

Toutefois, il n’y a pas d’héritier si prodigue ou nonchalant qui ne finisse par passer les yeux sur les registres de son père pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession, et si l’on n’a rien entrepris contre lui ou son prédécesseur. Mais la coutume qui en toutes choses a un grand pouvoir sur nous a surtout la vertu de nous apprendre à servir, et comme on le raconte de Mithridate qui finit par s’habituer à boire le poison, de nous apprendre à avaler et à ne pas trouver amer le venin de la servitude.
On ne peut pas nier que la nature n’ait en nous une bonne part et qu’elle nous tire là où elle veut, que nous puissions juger être bien ou mal lotis de naissance ; mais il faut avouer qu’elle a moins de pouvoir sur nous que l’habitude. Si bon que soit le naturel, il se perd s’il n’est entretenu, et la nourriture de l’habitude nous conforme toujours à sa façon, en dépit de notre nature. Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et fragiles qu’elles ne peuvent résister au moindre choc d’habitudes contraires : elles s’entretiennent moins facilement qu’elles ne s’abâtardissent, et même dégénèrent et viennent à rien, un peu comme ces arbres fruitiers qui gardent la nature de leur espèce tant qu’on les laisse venir, mais qui les perdent à porter des fruits étrangers selon les greffes qu’on leur fait.

Les herbes aussi ont chacune leurs propriétés, leur naturel et leur singularité : toutefois le gel, le temps, le terroir ou la main du jardinier ajoutent ou retirent beaucoup de leur vertu ; la plante qu’on a vu en un endroit, ailleurs on n’arrive pas à la reconnaître. Pour qui verrait les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus méchant d’entre eux ne voudrait pas être le roi de tous, nés et élevés à ne pas connaître d’autre ambition que celle d’être celui qui jugera au mieux, et qui le plus soigneusement prendra garde à entretenir la liberté, eux qui dès le berceau ont appris qu’ils n’échangeraient jamais le moindre point de leur liberté pour tous les bonheurs de la terre… Qui aura vu dis-je ces personnes-là, et qui en partant s’en ira visiter les terres de celui qu’on appelle grand seigneur, y voyant là des gens qui ne veulent être nés que pour le servir, et qui pour maintenir sa puissance abandonnent leur vie : penserait-il que ceux-là et les autres aient un même naturel, n’estimerait-il pas plutôt que sortant d’une cité d’hommes il soit entré dans un parc à bêtes ?