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La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, 11

Les tyrans eux-mêmes trouvaient bien étrange que les hommes pussent endurer qu’un homme les maltraitât. C’est pourquoi ils voulaient fort mettre la religion en avant, afin qu’elle leur servît de garde du corps, et s’il était possible, ils empruntaient quelques échantillons à la divinité pour cautionner leur méchante vie. C’est ainsi que Salmonée, pour s’être moqué des gens en voulant faire son Jupiter, en rend maintenant compte au fin fond de l’Enfer, si l’on en croit la sibylle de Virgile :
… cruellement puni
Pour avoir imité la flamme de Jupiter et le fracas de l’Olympe.
Traîné par quatre chevaux et secouant une torche, il était allé
En triomphateur parmi les peuples grecs, et dans sa ville,
En pleine Élide, il réclamait pour lui les honneurs divins :
Cet insensé croyait contrefaire l’orage et la foudre inimitable
En faisant résonner sur du bronze les sabots de ses chevaux.
Mais, à travers d’épais nuages, le Père tout-puissant brandit son trait
– non, lui ne lançait pas de torches ni de flambeaux à la lueur fumeuse –
Et, en un gigantesque tourbillon de flammes, il le poussa tête en avant
dans le vide…

Si celui qui ne faisait simplement que l’idiot se trouve là-bas si bien traité, je crois que ceux qui ont abusé de la religion pour faire le mal s’y trouveront encore à meilleure enseigne.

Les nôtres semèrent aussi en France un je-ne-sais-quoi du genre, des crapauds, des fleurs de lys, la sainte ampoule et l’oriflamme. Ce que, pour ma part, quoi qu’il en soit, je ne veux pas ne pas croire puisque nos ancêtres y croyaient, et que nous n’avons eu jusqu’ici aucune occasion de ne pas y croire, ayant toujours eu des rois si bons dans la paix, et si vaillants à la guerre que, bien qu’ils soient nés rois, il semble qu’ils n’aient pas été conformés comme les autres par la nature, et choisis par le Dieu tout-puissant avant de naître pour se voir confier le gouvernement et la garde de ce royaume. Et même si cela n’était pas, je ne voudrais pas pour cela entrer en lice pour débattre la vérité de nos histoires, ni les mettre à nu pour ne pas enlever ce joli jeu où pourra s’escrimer notre poésie française maintenant qu’elle a non plus seulement de nouveaux habillages, mais qu’elle semble être entièrement remise à neuf par notre Ronsard, notre Baïf et notre du Bellay : ils font si bien progresser notre langue que bientôt, j’ose espérer, ni les Grecs ni les Latins n’auront ce regard devant nous, sinon à faire valoir leur droit d’aînesse. Et certes, je ferais un grand tort à notre rime (j’use volontiers de ce mot qui me plaît, et il ne me déplaît pas, bien que plusieurs l’aient rendu mécanique, parce que j’en vois assez d’autres qui sont à même de l’anoblir à nouveau et de lui rendre sa première valeur) je lui ferais un grand tort dis-je en lui ôtant maintenant ces jolis contes du Roi Clovis, dans lesquels s’égaiera si plaisamment la verve de notre Ronsard dans sa Franciade. J’en comprends la portée, je connais son esprit fin et la grâce de l’homme. Il fera son affaire de l’oriflamme, aussi bien que les Romains de leurs ancilles,
Et des boucliers tombés du ciel
dont parle Virgile. Il parlera de notre Sainte Ampoule aussi bien que les Athéniens de leur corbeille d’Erysichton. Il fera parler nos armoiries aussi bien qu’eux leur olivier qu’ils prétendent être toujours dans la tour de Minerve. Et certes, ce serait de ma part outrageant de vouloir démentir nos livres, et de courir sur les terres de nos poètes.

Mais pour retourner au fil de mon propos, dont je me suis éloigné je ne sais trop comment, les tyrans, pour s’affermir, se sont toujours efforcés d’habituer le peuple, non seulement à l’obéissance et à la servitude, mais aussi à la dévotion. Tout ce que j’ai dit jusqu’ici des moyens qui apprennent aux gens à servir plus volontairement n’est utilisé guère par les tyrans que sur le petit peuple ignorant.

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