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podcast2 Ubi Sunt ?

La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, 1

D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je ne vois,
Qu’un sans plus soit maître, et qu’un seul soit le roi

C’est ce que selon Homère Ulysse déclarait en public. S’il n’eût rien dit de plus que :

D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je ne vois,

c’était tout aussi bien : mais au lieu d’en déduire que la domination de plusieurs ne peut être bonne puisque la puissance d’un seul, dès lors qu’il prend ce titre de maître est dure et déraisonnable, il est allé ajouter au contraire :

Qu’un sans plus soit maître, et qu’un seul soit le roi

Il faudrait peut-être en excuser Ulysse, lequel avait possiblement besoin d’user de ce langage pour apaiser la révolte de l’armée, conformant je crois son propos plus aux circonstances qu’à la vérité. Mais pour parler juste, c’est un extrême malheur que d’être sujet à un maître duquel on ne peut jamais s’assurer qu’il soit bon – puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il le voudra. Quant à avoir plusieurs maîtres, c’est autant qu’on en a, autant de fois être extrêmement malheureux.

Si je ne veux pas débattre ici cette question tant de fois rebattue, ni examiner si les autres façons d’organisation de la chose publique sont meilleures ou non que la monarchie, je voudrais quand même savoir – avant de connaître le rang que doit avoir la monarchie entre toutes les républiques – si elle mérite même d’en avoir un : parce qu’il est malaisé de croire qu’il n’y ait rien de public en ce gouvernement où tout est à un seul. Mais réservons cette question pour un autre temps. Elle mériterait bien son traité à part, et si je l’ouvrais elle amènerait immédiatement à elle toutes les disputes politiques.

Pour l’heure, je ne cherche qu’à comprendre comment il peut se faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelques fois autant d’un seul tyran, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a le pouvoir de leur nuire que pour autant ils ont le vouloir de l’endurer ; qui ne saurait seul leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose surprenante certes – et toutefois si commune qu’on peut s’en affliger plus qu’en être étonné – de voir un million d’hommes servir misérablement, pliant sous le joug, non pas contraints par une force plus grande, mais seulement, semble-t-il, enchantés et comme ensorcelés par le nom d’un seul, duquel pourtant ils ne doivent ni craindre la puissance puisqu’il est seul, ni aimer les qualités puisqu’il est à leur endroit inhumain et cruel.